Membre de l'Institut de France (Académie
des Sciences, 28 juin 1897 - secrétaire perpétuel, 13 mai 1907)
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Albert-Auguste COCHON de LAPPARENT (1839-1908)
Fils de Félix Rémi
COCHON de LAPPARENT ( 1809-1881 ; X 1828, officier du Génie). Neveu de Louis
Henri PLANCHAT (né en 1816 ; X 1835) et de Henri COCHON de LAPPARENT
(1807-1834 ; X 1826, directeur des constructions navales). Petit-fils de
Emmanuel COCHON (1777-1870 ; X 1794 ; fils du ministre de la police sous le
Directoire, artilleur, sous-préfet d'Issoudun, préfet de Montpellier pendant
les Cent Jours, maître de forges dans le Berry puis préfet du Cher en 1830).
La famille COCHON de LAPPARENT avait été anoblie en 1753. Marié en 1868 à
Adèle Chenest, et de cette union heureuse naquirent neuf enfants, dont
trois moururent en bas âge ; les autres lui donnèrent de son vivant huit
petits-enfants (source : Ch. Barrois). Père de Jacques COCHON de
LAPPARENT (1883-1948), professeur de minéralogie et de pétrographie à
Strasbourg, membre correspondant de l'Académie des sciences, qui fut
petit-gendre des frères Charles (1814-1876, minéralogiste) et Henri
(1818-1881, chimiste) SAINTE-CLAIRE DEVILLE (tout deux membres de l'Académie
des sciences). Albert-Auguste de LAPPARENT est le grand-père de Albert Félix de LAPPARENT, géologue,
paléontologue, correspondant de l'Académie des sciences. Ancien élève de
l'Ecole polytechnique (major d'entrée et de sortie de la promotion 1858), et
de l'Ecole des Mines de Paris (promotion 1860). Corps
des mines (mis hors de concours le 25/7/1863 classé 1, sorti le
1er mars 1864 de l'Ecole des mines). Membre de l'Académie des sciences (1897)
dont il devient secrétaire perpétuel pour les sciences physiques (mai 1907).
Chevalier de la Légion d'honneur.
de Lapparent, élève de l'Ecole des Mines de Paris
(C) Photo collections ENSMP
NOTICE HISTORIQUE SUR ALBERT-AUGUSTE DE LAPPARENT
MEMBRE DE LA SECTION DE MINÉRALOGIE, PUIS SECRÉTAIRE PERPÉTUEL POUR LES
SCIENCES PHYSIQUES,
LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADEMIE DES
SCIENCES DU 20 DÉCEMBRE 1920, PAR M. ALFRED LACROIX, SECRETAIRE PERPETUEL.
MESSIEURS,
Ce
n'est point, cette année, dans les débuts de votre
histoire, dans un lointain passé, évocateur d'actions
héroïques et de passions violentes, que j'ai choisi le
confrère dont je vais vous retracer la vie et l'oeuvre ; c'est
dans un milieu de science très évoluée, dans un
calme passé ne datant que d'hier. Vous n'aurez à faire
aucun effort de mémoire pour voir se dresser devant vous la
figure pleine de sereine et de souriante distinction d'Albert de
Lapparent. Une grande place prise dans les sciences géologiques,
une vie hautement honorable et honorée, tout entière
consacrée à l'étude
désintéressée, une droiture de caractère,
une aménité et une courtoisie parfaites, jointes à
une éloquence réputée, l'avaient sans conteste
désigné à vos suffrages en 1907, au lendemain de
la perte que vous veniez de faire de l'illustre Berthelot. Nul mieux
que A. de Lapparent n'eût pu exposer, et avec plus
d'éclat, les travaux de nos confrères disparus, car
l'étendue de son érudition, sa puissance de
compréhension et d'assimilation n'avaient d'égales que
l'acuité et la liberté de son jugement, la clarté
de son esprit, la facilité et l'élégance de sa
plume. La fatalité n'a pas voulu que fussent
réalisés les espoirs fondés sur lui; il n'a fait
que passer au Secrétariat perpétuel pour les Sciences
physiques, il n'a pas eu le temps d'y donner sa mesure ; il n'a pu
même prendre la parole dans une seule de nos séances
annuelles. Et puis, bientôt, ce furent de nouveaux deuils,
rapides et cruels, parmi ceux que vous lui donnâtes comme
successeurs, Henri Becquerel, Philippe Van Tieghem. Les années
se pressent et, malgré leurs efforts, vos Secrétaires
perpétuels ne peuvent suffire à apporter l'hommage
suprême à tous les Confrères qui nous quittent,
laissant une oeuvre dont est faite la grandeur de la Science
française. Il est équitable qu'ils ne fassent pas trop
attendre ceux qui les ont précédés à cette
place. Lorsqu'il naquit à Bourges, le 30 décembre 1839,
Albert-Auguste de Lapparent était prédestiné
à l'École Polytechnique. Emmanuel de Lapparent, son
grand-père, fils du comte Charles Cochon de Lapparent,
député aux Etats généraux puis à la
Convention, ministre sous le Directoire, plus tard préfet de la
Vienne et de la Seine-Inférieure, Emmanuel de Lapparent fut de
la première promotion de la Grande École, celle de 1794;
d'abord officier d'Artillerie, il entra au Conseil d'État et
devint par la suite préfet du Cher. Ses deux fils furent aussi
polytechniciens; l'un, Henri, finit sa carrière comme directeur
des Constructions navales; l'autre, Félix-Rémy, le
père de notre Confrère, fut officier du Génie : il
épousa la fille d'un avoué à la Cour, plus tard
maire de Bourges, Mlle Planchât, dont le frère,
polytechnicien encore, dirigea avec distinction l'École des
Ponts et Chaussées. Albert de Lapparent avait donc de qui tenir;
il lui fut donné d'augmenter encore l'éclat de cette
lignée polytechnicienne. Son père, pendant longtemps
attaché au Service de la construction des défenses de
Paris, changea fréquemment de résidence dans cette
période de sa carrière, aussi plaça-t-il son fils
dans la capitale à la pension Landry, où celui-ci fit
toutes ses études et dont il fut l'un des plus brillants
élèves, cueillant au passage, avec beaucoup
d'éclectisme, des lauriers au Concours général
dans les matières les plus diverses, depuis la dissertation
française et la version grecque jusqu'aux sciences physiques,
chimiques et naturelles. Elève de Mathématiques
spéciales au lycée Bonaparte, où il eut Adolphe
Carnot pour condisciple, il fut reçu premier à
l'École Polytechnique, en 1858, devançant largement ses
concurrents par le nombre de ses points. Sans aucune partie faible, il
s'y fit remarquer par cette égalité dans les
connaissances et dans la curiosité d'esprit qui se retrouve dans
toute son oeuvre et en explique peut-être le caractère.
Cette première place, il la possédait encore à sa
sortie de l'École. Suivant la tradition qui dirige le major de
l'École
Polytechnique vers l'École des Mines, il entra à cette école en 1860, sans
vocation bien affirmée. Il y découvrit bientôt sa voie; il ne tarda pas en
effet à prendre goût à la Géologie, bien qu'elle y fût enseignée d'une
médiocre façon par un savant illustre. [Le nom du savant n'est pas indiqué
dans la notice, mais il s'agit évidemment de Elie
de Beaumont, qui a occupé la chaire de géologie de 1835 à 1874.]
Désireux de s'exercer dans la langue allemande qu'il possédait déjà d'une
façon assez complète, il demanda à de Senarmont, inspecteur des études, de lui
désigner un ouvrage géologique intéressant à étudier. Un Mémoire de von Beust
sur la théorie des filons de Werner et un abrégé de géologie de Cari Vogt,
qu'il s'astreignit à traduire complètement et dont il redessina toutes les
figures, lui ouvrirent des horizons nouveaux, bientôt élargis par les
excursions dirigées, au cours de ses trois années d'école, dans le Jura, le
Morvan et les Vosges, par Elie
de Beaumont, plus entraînant sur le terrain que dans son
amphithéâtre. Deux voyages d'études en Allemagne, effectués pendant les
années 1862 et 1863 en compagnie de son camarade Adolphe Carnot, achevèrent
d'amener A. de Lapparent à la Géologie, en même temps qu'une circonstance de
son voyage de retour, en 1868, terminé par une excursion en Italie, contribua
à l'orienter en outre dans une autre direction qui, plus tard, allait prendre
une grande place dans sa vie. Un prélat, Mgr de Ségur, dont il fit la
connaissance à Rome, l'enrôla dans une réunion périodique appelée l'Académie
de Saint-Philippe de Neri, où se discutaient des questions religieuses,
sociales et économiques. A. de Lapparent en devint l'actif secrétaire; il
s'enthousiasma pour les sujets qui y étaient traités, s'exerçant à résumer en
quelques mots les discussions souvent confuses des orateurs, s'essayant ainsi
à un art dans lequel il acquit une véritable maîtrise. Les journaux de voyage
que les élèves de l'Ecole des Mines sont tenus de remettre avant de recevoir
leur diplôme d'ingénieur restent pour la plupart enfouis dans les archives de
l'Ecole. Il n'en fut pas ainsi pour celui d'Albert de Lapparent. Il put en
extraire un travail scientifique qui reçut une récompense et fut jugé digne
d'être inséré dans les Annales des Mines. Ce Mémoire sur la constitution
géologique du Tyrol méridional fut sa première oeuvre écrite. Le Tyrol était
depuis longtemps célèbre par ses beaux minéraux et aussi par les discussions,
souvent passionnées, auxquelles a donné lieu - elle en donne encore -
l'interprétation des nombreux problèmes géologiques et lithologiques qui s'y
posent. En 1860, l'attention avait été à nouveau attirée sur les environs de
Predazzo par une importante dissertation de von Richthofen. A. de Lapparent
fit une étude attentive de ces célèbres et pittoresques montagnes. Il eut
pour son début la main heureuse, il sut préciser la composition de la roche
éruptive granitoïde qui joue un rôle si important dans leur constitution; il
fit voir qu'elle renferme non seulement un feldspath potassique, mais un
feldspath calco-alcalin, et il proposa, pour la désigner, le nom de monzonite
qui a fait fortune depuis lors. Il eut en outre le mérite de montrer que les
divers types de roches de composition variée, plus ou moins basique,
constituant le massif de Predazzo, ne sont pas dus à des intrusions
successives, mais qu'ils sont ce que nous appelons aujourd'hui des faciès de
variation d'un même magma, et il essaya de rapprocher ces roches, au point de
vue minéralogique et génétique, des mélaphyres de la vallée de Fassa.
L'analyse chimique seule permet de discuter d'une façon satisfaisante les
questions de ce genre; à cette époque, elle n'était pas à l'ordre du jour
comme actuellement, mais c'est beaucoup d'avoir, dès ce moment, posé le
problème. L'étude des phénomènes de contact de la monzonite et des calcaires
dolomitiques permit au jeune ingénieur de préciser des faits intéressants :
elle le conduisit à considérer les transformations subies par ces sédiments
comme résultant d'actions chimiques effectuées par un mécanisme différent de
celui de la voie purement ignée défendu par von Richthofen. On reconnaît dans
cette discussion l'influence des idées théoriques d'Élie
de Beaumont dont l'empreinte a été si profonde sur l'oeuvre de
l'Ecole française, sur les travaux de Daubrée, de Delesse et de leurs successeurs. Sorti le premier de
l'École des Mines, A. de Lapparent fut, suivant l'usage, attaché pour un an
au Secrétariat du Conseil général des Mines. C'était alors l'idéale sinécure.
Après tant d'années de dur travail, elle lui permit de donner libre cours à
ses goûts mondains; ses relations, ses brillantes qualités personnelles lui
avaient ouvert les salons les plus recherchés ; causeur étincelant, valseur
intrépide, expert même dans l'art de conduire un cotillon, il fut alors parmi
les assidus des lundis de l'Impératrice et des réceptions officielles. Cette
vie de plaisir ne lui faisait pas oublier toutefois les études sérieuses ;
elle fut traversée par une circonstance, minime d'apparence, mais qui ne fut
cependant pas sans influence sur le développement ultérieur de son activité
scientifique. Delesse avait inauguré depuis trois ans la
publication dans les Annales des Mines d'une Revue de Géologie, destinée à
tenir les ingénieurs au courant des travaux récents se rapportant aux
sciences géologiques ; elle consistait en une série de comptes rendus
méthodiquement classés. Le rédacteur chargé d'analyser les Mémoires de
stratigraphie s'étant retiré, A. de Lapparent se vit offrir sa succession. De
1865 à 1880, il assuma cette tâche facilitée par sa parfaite connaissance de
plusieurs langues étrangères ; il y prit le goût des recherches
bibliographiques, des informations précises, de la discussion des hypothèses;
il acquit ainsi une érudition, il développa un sens critique naturel qui,
quelques années plus tard, allaient trouver leur emploi. A la même époque,
Élie de Beaumont se préoccupait de la création d'un service public dont le
but devait être de dresser une Carte géologique à grande échelle de la
France. On sait quel rôle, sous l'habile direction de nos confrères A.
Michel-Lévy et P. Termier, ce service, en outre de cette fonction
principale, a joué dans le passé et joue encore dans le développement de la
Géologie française. L'Exposition universelle projetée pour 1867 fournit
l'occasion de réaliser ce programme. De Chancourtois, collaborateur dévoué d'Élie
de Beaumont, choisit comme géologues A. de Lapparent et ses deux camarades Fuchs
et Potier. Ce fut pour A. de Lapparent la
réalisation d'un rêve; débarrassé du cauchemar de l'affectation à un poste
d'ingénieur des mines en province, il allait désormais pouvoir se consacrer
tout entier à la science qui, chaque jour, exerçait une attraction plus
grande sur lui. Il parlait volontiers du charme de cette période de sa
carrière pendant laquelle, s'abandonnant sans réserve à la vie en plein air
si attrayante du géologue, il partageait son temps entre les courses à
travers la campagne, des Vosges à la Normandie, de la Normandie à la
Bourgogne, et le travail de cabinet à Paris employé à mettre au net les
observations faites sur le terrain. L'Exposition de 1867 apporta à ces
occupations actives un court intermède administratif. A diverses reprises, A.
de Lapparent représenta ou suppléa dans des obligations officielles de
Chancourtois, devenu secrétaire de la Commission impériale de l'Exposition;
c'est ainsi qu'il fut rapporteur des conférences publiques internationales
instituées en vue de l'unification des poids et mesures. Au mois d'avril
1868, un événement intime allait déterminer une modification importante à son
existence. Un jour, Élie de Beaumont arrivant au Service de la Carte l'emmène
dans une des galeries de l'Ecole des Mines pour une communication
personnelle. Le grand pontife de la Géologie d'alors était un personnage
solennel et fort distant, ne s'attardant pas d'ordinaire à des épanchements
familiers avec ses subordonnés ou avec ses élèves. Je me souviens d'avoir
entendu mon vieux maître Fouqué, qui fut son préparateur, raconter avec un
frisson rétrospectif, certains entretiens avec son chef, venu - cela lui
arrivait une fois l'an - faire une visite à son laboratoire du Collège de
France. Tirant une lettre de sa poche, à brûle-pourpoint et non sans gravité,
Élie de Beaumont demande au jeune ingénieur s'il est disposé à se marier dans
des conditions qu'il lui spécifie. Tout était parfait dans ce projet;
quelques jours plus tard A. de Lapparent était fiancé. Il trouva dans cette
union le bonheur qui remplit et embellit sa vie, qui la lui rendit douce et
facile, et lui assura en outre une indépendance qui devint une de ses forces
dans des circonstances difficiles. La période comprise entre 1865 et 1870 fut
pour A. de Lapparent celle des recherches personnelles. Pendant ces dix ans,
en effet, à l'exception d'une interruption due à la guerre, au cours de
laquelle, en qualité de lieutenant de la Garde nationale, il a travaillé à la
mise au point des cartes d'état-major destinées à l'armée, il s'est consacré
avec zèle et continuité au levé géologique des feuilles de Beauvais, Rouen,
Neufchâtel, Laon, Cambrai, Yvetot et Avranches. Il y a trouvé plus d'un sujet
d'études intéressant; je rappellerai les principaux d'entre eux. L'une des
régions qui l'a retenu le plus longtemps et sur laquelle il est souvent
revenu, est le pays de Bray. Le pays de Bray est une sorte de boutonnière très
allongée, dissymétrique, ouverte à travers l'ancien plateau de Normandie et
de Picardie, entre Neufchâtel et Beauvais, par un soulèvement, grâce auquel
sont venues au jour, au milieu de la craie supérieure, des assises
échelonnées entre la craie cénomanienne et les lumachelles du Kimeridgien.
Cette boutonnière est bordée par des falaises ; son fond n'est pas
horizontal, on y voit des protubérances disposées sans ordre apparent et
sillonnées de vallons couverts de bois touffus et de verts pâturages ; leur aspect
riant contraste avec l'uniformité des plaines du pays de Caux et du Vexin par
quoi l'on accède au pays de Bray. Malgré les travaux d'Élie de Beaumont, de
Graves et de Passy, beaucoup restait à connaître sur cette région façonnée
par l'accident tectonique le plus remarquable du bassin de Paris, accident
que l'on peut suivre de Dieppe jusqu'aux abords de la forêt de Chantilly. La
végétation verdoyante qui en constitue la parure est un perfide ennemi pour
le géologue; elle lui rend particulièrement difficiles les recherches sur le
terrain. Après avoir déterminé les caractéristiques géologiques et
paléontogiques des formations sédimentaires, A. de Lapparent se proposa de
faire de la stratigraphie de précision; à l'aide de nivellements personnels,
il perfectionna tout d'abord la carte topographique, puis il traça, et non
sans efforts, les courbes de niveau de la base de la craie glauconieuse et du
sommet de l'argile portlandienne, mettant ainsi en évidence des
particularités structurales qu'il eût été impossible de remarquer sans cette
élégante méthode de topographie souterraine. Il s'efforça en outre d'établir
la date du soulèvement, montrant que, comme dans le cas de tant de mouvements
de l'écorce terrestre, celui-ci a été non pas le résultat d'un phénomène
unique, mais l'oeuvre d'efforts prolongés à travers plusieurs périodes
géologiques successives. Toute une série de notes, débutant en 1867 pour se
terminer en 1879 par un grand Mémoire publié par le Service de la Carte
géologique, ont été consacrées par A. de Lapparent au pays de Bray. Ce
dernier ouvrage, le plus important de ses travaux originaux, est remarquable
par la perfection de son ordonnance. C'est un modèle de description
géologique régionale, intéressant à relire, car, dans cette oeuvre de jeunesse,
on découvre les germes de plus d'une tendance dont peu à peu nous allons
suivre le développement : c'est ainsi qu'à une époque où la géographie
physique était encore purement descriptive, apparaît pour la première fois
sous sa plume cette préoccupation d'analyser la topographie à l'aide de la
constitution géologique du sol pour conduire le lecteur à interpréter le
paysage, préoccupation qui, plus tard, devait se préciser dans une des
dernières périodes de son activité ; il en a donné une intéressante manifestation
par sa lecture La Science et le Paysage, faite en 1906, à la Séance annuelle
des cinq Académies. Au milieu des monotones plaines crayeuses du Cambrésis et
du Vermandois, il existe, de loin en loin et comme enchâssés dans la craie,
des lambeaux de sables, en tous points semblables à ceux du sommet de
l'argile plastique, couronnant encore par places les hauteurs de la région.
A. de Lapparent a démontré que ce sont là des restes d'assises éocènes jadis
continues, aujourd'hui effondrées dans des poches de dissolution de la craie
sous-jacente; elles ont été ainsi préservées de la destruction à laquelle est
due la disparition, partout ailleurs, des sédiments tertiaires. ne autre
question, fort discutée par les géologues, est celle de l'origine du limon
des plateaux du Bassin de Paris; elle ne pouvait manquer d'avoir frappé A. de
Lapparent qui, si souvent, dans ses explorations géologiques, avait cheminé
sur cette couverture. Multiples et peu satisfaisantes étaient les
explications proposées pour son interprétation : dépôts dus à un grand
cataclysme diluvien, antérieur au creusement des vallées, professait Elie de
Beamnont; alluvions de débordement du fleuve et de ses affluents, assurait
Belgrand ; boue glaciaire, soutenaient quelques autres, ou encore produit de
phénomènes de transport aérien, suivant le mécanisme imaginé par von
Richthofen pour expliquer le loess de la Chine. Frappé par l'état d'oxydation
du fer, auquel est due la couleur jaune du limon, et aussi par la plus grande
abondance des grains de quartz au voisinage d'assises sableuses, A. de
Lapparent fut conduit à considérer ce limon comme une boue de ruissellement,
résultant de l'action de l'eau pluviale sur des roches diverses, boue restée
en place, grâce à des conditions topographiques ayant permis la stagnation
des eaux et à des conditions climatiques réalisées pendant la période
quaternaire. Il fît voir en particulier, par l'analyse de la distribution
géographique de ce limon, que ses affleurements jalonnent d'anciennes couches
calcaires tertiaires, presque partout enlevées par l'érosion poursuivie sans
relâche depuis l'assèchement du lac de Beauce. Il n'est pas sans intérêt de
faire remarquer que des travaux récents, dus à M. Gunnar Andersson, tendent à
montrer qu'une semblable interprétation doit être appliquée à une partie du
loess de la Chine, point de départ de la théorie éolienne. A. de Lapparent se
plaisait à proclamer que la phase la plus originale et la plus personnelle de
sa carrière de géologue consistait dans son exploration sous-marine du
détroit du Pas de Calais, effectuée en vue du tunnel sous la Manche. L'idée
de relier la France à l'Angleterre par voie non maritime n'est pas nouvelle.
Dès 1802, l'ingénieur français Mathieu proposait la création sous la Manche
d'une route pavée, éclairée par des quinquets à l'huile. De nombreux
géologues et ingénieurs anglais et français étudièrent plus tard, et sur une
base plus scientifique, le moyen de réaliser une telle communication
sous-marine. Ce fut seulement en 1867, à la suite de l'Exposition
universelle, que le dessein se précisa et prit corps par la création d'un
Comité franco-anglais qui fit des propositions fermes à notre Gouvernement.
L'examen en fut confié deux ans plus tard à une Commission dont, malgré sa
jeunesse, A. de Lapparent devint bientôt l'une des chevilles ouvrières, le
secrétaire et le rapporteur.
En 1874 intervint une
demande régulière de concession et, par la loi du 2 août 1875, l'Assemblée
nationale déclara d'utilité publique et concéda à une compagnie, présidée par
Michel Chevalier, la portion française d'un
chemin de fer sous-marin entre la France et l'Angleterre. A. de Lapparent,
Ch. Gavard et C. Kleitz furent chargés officiellement de négocier avec trois
délégués anglais un avant-projet pour servir de base au traité à conclure
entre les deux nations au sujet de cette entreprise; le protocole en fut
signé le 30 mai 1876.
Pendant de nombreuses
années, l'entente fut complète entre les gouvernements français et anglais
pour l'étude de cette vaste conception. Par la suite, le projet se heurta à
l'irréductible hostilité des autorités militaires britanniques. L'expérience
de la Grande Guerre a mis en pleine lumière quelle économie de vies humaines,
de milliards, de sacrifices et de souffrances de toutes sortes eût été sans
doute réalisée si nos amis anglais, moins hypnotisés par de chimériques
craintes, avaient eu dans le passé une plus claire compréhension des
avantages que nos deux pays pourraient retirer de la possession d'une voie de
communication commune, à la fois rapide et sûre. Je dis dans le passé, car il
faut espérer que cette cruelle leçon de choses ne sera pas perdue. Dans une
telle entreprise, la parole est tout d'abord aux géologues, puisqu'il s'agit
de trouver sous terre la couche assez résistante et assez imperméable pour
pouvoir servir d'asile au tunnel projeté. La constitution du sol des deux
rives du Pas de Calais est inscrite dans les hautes falaises courant de
Sangatte à Saint-Pot, en France, de Saint-Margaret à Folkestone, en
Angleterre. Depuis longtemps, on savait que, dans ces falaises, les couches
sont, des deux côtés du détroit, disposées dans le même ordre et possèdent la
même importance et aussi que chacune d'entre elles présente la même constitution
lithologique. Il faut donc en conclure qu'elles ont été formées dans la même
mer et à la même époque; elles ont constitué jadis un ensemble continu. Mais
ces couches, originellement déposées horizontales, ont été modifiées dans
leur situation par des mouvements postérieurs à leur dépôt, elles ont été
soulevées au-dessus des eaux, elles ont basculé du côté de la mer du Nord
dans la position qu'elles occupent aujourd'hui. Plus tard, les flots les ont
entamées et ont ouvert ainsi entre la mer du Nord et la Manche, d'abord
séparées, un canal peu à peu élargi. Ces falaises appartiennent à la
formation crétacée, mais leurs strates superposées n'ont pas toutes une
composition minéralogique uniforme et, comme conséquence, elles ne possèdent
ni la même solidité ni la même perméabilité, fait d'une importance capitale
en l'espèce. Au sommet, la craie blanche sénonienne, puis la craie de
Touraine, la craie turonienne, qu'elle surmonte, sont très fissurées et sont
par suite parcourues par des circulations d'eau. Par contre, la craie grise
cénomanienne, la craie de Rouen, sous-jacente, avec ses lits argileux, est
plus compacte ; elle est imperméable, alors qu'il n'en est plus de même pour
les assises du gault qu'elle recouvre. Les géologues anglais et français ont
été tous d'accord pour penser que le tunnel sous-marin n'est réalisable qu'à
la condition d'être maintenu dans la craie de Rouen, à la fois assez tendre
pour rendre le travail de creusement facile et assez imperméable pour ne pas
permettre les infiltrations aqueuses. Mais de l'identité de structure de
cette craie grise dans les falaises de Sangatte et de Folkestone est-on en
droit de conclure à sa continuité sous les eaux du détroit? Cette craie, ou
plutôt ces craies, ne comportent-elles pas des lacunes, ne sont-elles pas
affectées par des accidents stratigraphiques ou tectoniques? Quels moyens
peut-on employer pour répondre, sans causes d'erreur, à ces questions d'une
importance primordiale dont dépendent le succès ou l'échec de l'oeuvre à
entreprendre? A. de Lapparent fournit la réponse désirée; il proposa de
combiner des sondages répétés en mer, dont un petit nombre avaient été faits
déjà par Sir John Hawkshaw, avec un relevé hydrographique de précision du
fond du détroit. Les lignes d'affleurement d'une couche, fit-il remarquer,
étant la trace de l'intersection de celle-ci avec une surface topographique,
si cette surface est bien définie à l'aide d'un nombre suffisant
d'échantillons, elle permet de déterminer avec une très grande exactitude les
lignes d'affleurement des divers niveaux géologiques, de reconnaître s'ils
sont continus et, dans le cas contraire, de déceler la nature, la direction
et l'amplitude de leurs moindres accidents; dans le cas particulier
considéré, le caractère lithologique du complexe crétacé, et notamment la
présence à la base de la craie de Rouen d'une mince zone piquetée de vert par
de la glauconie, fournissent des repères précieux. Le programme longuement
élaboré par A. de Lapparent fut très remarqué, il valut à son jeune auteur la
croix de chevalier de la Légion d'honneur. Il fut adopté par la compagnie
concessionnaire qui le chargea d'en assurer la réalisation, de concert avec
son collègue Potier et l'ingénieur hydrographe de la
marine Larousse. Larousse dirigeait le bateau mis à leur disposition, il
l'amenait au point choisi pour le sondage, il en déterminait avec exactitude
la position; Potier et de Lapparent, seuls ou associés, faisaient ou
surveillaient l'enregistrement de la profondeur constatée, du moment précis
de chaque coup de sonde, recueillaient et étiquetaient les échantillons du
fond; plus tard ceux-ci étaient étudiés à Paris. De 1875 à 1876, 7671
sondages furent effectués et 3267 d'entre eux fournirent un échantillon de
roche déterminable. Il fut ainsi possible de dresser, par points souvent très
rapprochés, la carte géologique détaillée d'une bande de fond, large de 15
kilomètres, et traversant le détroit de part en part. Cette carte mit en
évidence la parfaite continuité des couches crétacées et en particulier la
remarquable régularité de la craie de Rouen dont l'épaisseur atteint 60
mètres, de telle sorte qu'il sera possible d'y creuser le tunnel presque en
ligne droite et à une profondeur très acceptable. Aux approches de chacun des
deux rivages, des inflexions des couches ont bien été constatées, mais elles
ne sont pas accompagnées de ruptures dangereuses. Ce travail est un modèle de
relevé géologique et hydrographique et M. A. Sartiaux a pu écrire récemment
qu'il constitue « la pièce maîtresse » de l'enquête préliminaire à la grande
entreprise dont la réalisation est si désirable. La fin de l'année 1875
devait apporter un changement complet à la fois dans la carrière et dans
certaines modalités de l'orientation scientifique d'Albert de Lapparent. Elle
interrompt pour toujours ses recherches originales, elle inaugure son oeuvre
de professeur. Son protecteur, Élie de Beaumont, venait de mourir; de
Lapparent commençait à se lasser de la vie errante de géologue traceur de
contours. Il sentait se développer en lui des aspirations vers
l'enseignement, mais, n'ayant pas les titres universitaires exigés, il ne
pouvait songer à une Faculté de l'Etat. D'autre part, de Chancourtois avait remplacé Elie de
Beaumont à l'École des Mines et la chaire que leur élève eut pu ambitionner
lui échappait pour longtemps. C'est dans cet état de malaise que le trouva
son camarade de l'École des Mines, l'abbé de Foville, venu pour lui proposer,
de la part de l'abbé d'Hulst, la chaire de Géologie et de Minéralogie que
l'on projetait d'instituer à l'Université catholique en voie d'organisation à
Paris, à l'ombre de la loi du 12 juillet 1875. A. de Lapparent saisit avec
empressement cette offre conciliant ses secrets désirs et ses sentiments
profondément catholiques. Sollicité par l'archevêque de Reims, le Ministre
des Travaux publics consent à « prêter » le jeune ingénieur à l'Université
libre naissante. Dès le mois de janvier 1876, celui-ci ouvre son cours de
Géologie. Mais, trois mois plus tard, voyant qu'il lui serait impossible à la
fois d'assurer son enseignement et de remplir tous ses devoirs d'ingénieur
des Mines, il se fait mettre en congé illimité. Notre confrère, Mgr
Baudrillart, a écrit d'une façon très attachante l'histoire des débuts de
l'Université, bientôt transformée en Institut catholique de Paris; il a mis
en lumière le concours actif et dévoué qu'ont donné A. de Lapparent, son
collègue et ami, M. Lemoine, puis M. Branly à la création de ses services
scientifiques. L'ère des difficultés croissantes n'avait pas tardé à s'ouvrir
quand l'opinion du Parlement et du Gouvernement se modifièrent d'une façon si
complète au sujet de la liberté de l'enseignement. En 1879, la position de
congé illimité est supprimée et A. de Lapparent reçoit avis qu'il a dix mois
pour régler sa situation. A l'expiration de ce délai, il est mis en demeure
de choisir entre sa chaire et son titre d'ingénieur de l'État. Il n'hésite pas;
il remet sa démission au Ministre des Travaux publics qui, par un hasard
singulier, était un ingénieur et aussi l'un de ses camarades de promotion,
Sadi Carnot. Ce sacrifice d'une carrière, aussi riche en promesses, à ses
convictions et à ses amitiés, pour la défense d'une cause que sa perspicacité
devait lui montrer comme presque certainement vaincue d'avance, est un trait
significatif du caractère, à la fois idéaliste et résolu, d'Albert de
Lapparent. Il est de ceux qui inspirent le respect. Il a contribué à lui
assurer la place marquante qui a été la sienne dans le monde catholique. Avec
le recul du temps, il est possible aujourd'hui de porter un jugement
impartial sur les événements de cette époque déjà lointaine. Il apparaît
qu'en faisant un beau geste, A. de Lapparent fit une heureuse affaire. Resté
fonctionnaire, il n'eût pas manqué de parvenir rapidement aux hauts sommets.
Ponctuel à remplir tous ses devoirs, il eût été entraîné par son esprit
curieux et méthodique à s'intéresser aux questions les plus diverses passant
à sa portée. Dispersant sans doute ses efforts, il eût été bien vite absorbé
par ses occupations professionnelles, par les commissions de toutes sortes,
ces grandes dévoreuses du temps et de l'activité des hommes de bonne volonté,
et certainement la Géologie en eût pâti. Libre, comme il l'était devenu,
indépendant grâce à sa situation de fortune, mis à l'abri des tentations de
l'ambition par sa rupture définitive avec les milieux officiels, il put se
donner tout entier et sans réserve à la Science. Pour que le sacrifice de sa
carrière eût un sens, à tout prix il lui fallait réussir dans son
enseignement : il était homme à ne pas ménager ses peines afin d'atteindre le
but. Pour paradoxal que cela puisse paraître, on peut dire que les conditions
défavorables rencontrées dans les installations et dans les difficiles
conditions d'existence de l'Institut catholique eurent une bienfaisante
influence sur le développement de sa culture scientifique. Un enseignement
d'histoire naturelle ne peut être fécond qu'à la condition de s'appuyer sur
des collections ; A. de Lapparent doit donc créer une collection complexe, de
minéraux, de roches, de fossiles; mais, n'ayant que peu d'argent et pas
d'aide, il doit la constituer seul et de toutes pièces. Il se met à toutes
les besognes, même les plus humbles, cumulant les fonctions de professeur, de
préparateur, de garçon de laboratoire même. Vivant au milieu de ses pierres,
les étudiant, les classant, il apprend à les connaître et à les aimer; il
acquiert ainsi un bagage de naturaliste qui avait manqué jusqu'alors à son
instruction essentiellement mathématique et physique. Les journées passées à
mouler des étiquettes, de son écriture ferme, à aligner des cartons couverts
de fossiles ou de minéraux, ne furent point des journées perdues. Le bel
ordre qu'il s'efforçait d'établir parmi les échantillons garnissant ses
vitrines préparait dans son cerveau la belle ordonnance des chapitres des
livres dans lesquels il allait les décrire, eux et les phénomènes qu'ils représentent.
Vers 1880, en effet, il se décide à céder aux pressantes sollicitations d'un
éditeur lui offrant de publier son cours. Il se met à sa table de travail.
Une nouvelle phase de sa vie de savant commence, - la plus brillante et la
plus utile. Au début de 1882 parurent les premiers fascicules de son Traité
de Géologie; ils s'enlevèrent avec une rapidité inconnue jusqu'alors aux
ouvrages de ce genre. L'apparition de ce Traité marque, en effet, une date
dans l'histoire de la Géologie en France. Ce livre apporta aux maîtres, aux
étudiants et aux géologues professionnels, le guide lumineux qui leur avait
manqué jusqu'alors. La Géologie est le lieu de convergence de toutes les
sciences naturelles, chimiques, physiques, mathématiques dont sont
tributaires la constitution et l'histoire du globe terrestre dans le passé et
dans le présent. Bien peu d'hommes possèdent, avec une compétence suffisante,
les connaissances nécessaires pour dominer un aussi vaste domaine. A. de
Lapparent fut un de ceux-là. Il a donné un exposé didactique dans lequel,
pour la première fois sans doute, est maintenu un parfait équilibre entre les
multiples points de vue à considérer. Par des retouches successives, il a
brossé le tableau le plus complet, le mieux présenté, de l'ensemble des connaissances
acquises à la fin du dix-neuvième siècle sur les phénomènes géologiques. A
l'aridité traditionnelle de leur description, il s'est proposé de substituer
un exposé vivant, dans lequel les faits observés seraient non plus alignés,
mais classés, groupés autour d'idées directrices en constituant comme la
trame continue. De l'avis unanime, il a réussi dans son dessein. L'Ouvrage
est divisé en deux Parties. La première, consacrée aux Phénomènes actuels,
est une sorte de Traité de Physique du globe en raccourci, auquel l'auteur
s'est efforcé d'imprimer le caractère d'une science exacte, faisant
intervenir des notions de mesure et de contrôle des phénomènes observés à
l'aide de données expérimentales, toutes les fois que cela est possible. Les
formes actuelles du Globe, la répartition des conditions physiques et
biologiques à sa surface sont groupées sous le titre de Morphologie
terrestre. Sous celui de Géodynamique sont étudiés les multiples agents
externes de nature physique ou mécanique, tels que l'action de l'atmosphère,
des eaux courantes ou souterraines, de la mer, des glaciers, ceux de nature
chimique ou biologique, puis les agents internes (volcans, dislocations,
etc.) qui tous, sans relâche, travaillent à modifier la forme de notre Terre.
La seconde Partie est la Géologie proprement dite, c'est-à-dire « l'étude des
formations de diverses natures, à l'aide desquelles nous pouvons entreprendre
de reconstituer par induction la série des phénomènes du passé ».
Successivement y sont considérées la composition générale de l'écorce
terrestre, les formations d'origine externe, - je veux dire les sédiments,
leur constitution lithologique et les restes organisés qui les caractérisent
et les datent - puis les formations d'origine interne - les volcans, les sources
thermales, les filons métallifères -, enfin les dislocations du sol et, comme
ultime couronnement, les théories géogéniques.
Dans ce livre, où est condensée une masse
considérable de documents, appuyés sur des
références bibliographiques nombreuses et qui
représentent un labeur continu, prodigieux, on ne sent ni
l'huile, ni la pesante érudition; tout est assimilé,
clarifié, tout paraît simple; l'air et la lumière
circulent librement à travers les volumes, les chapitres, les
paragraphes, géométriquement classés,
déduits avec une rigueur mathématique, où se
révèle un besoin inné d'ordre et d'harmonie. A ce
point de vue, le livre de A. de Lapparent n'est pas sans analogie avec
le Traité de Botanique qu'à la même époque
Van Tieghem publiait chez le même éditeur et qui, lui
aussi, enthousiasma la jeunesse studieuse d'alors. Ce vaste ensemble de
notions si complexes est présenté avec un tel art,
enchaîné avec tant de logique, que le lecteur est conduit
sans heurt à la conclusion adoptée par l'auteur et que,
sous la plume de celui-ci, la science des hypothèses prend
l'allure d'une science parvenue à la phase des certitudes. Cela
pourrait être un danger si le rude contact avec les
réalités ne se chargeait d'éviter bien vite au
géologue une telle illusion ; mais ce séduisant
dogmatisme fut certainement l'une des causes de l'extraordinaire
succès de cet Ouvrage technique qui, en 25 ans, franchissant les
bibliothèques des spécialistes, s'est répandu
partout et a eu cinq éditions de 4000 exemplaires chacune, sans
compter les six éditions de son résumé,
l'Abrégé de Géologie. Les idées originales
ne manquent pas cà et là dans le Traité, mais ce
qui le caractérise essentiellement, c'est la mise au point de
l'ensemble des questions géologiques. Sans doute parce qu'il
n'était l'auteur d'aucune théorie, A. de Lapparent aimait
à exposer celles des autres et il excellait dans l'art de les
mettre en évidence ; plusieurs d'entre elles lui doivent une
partie de leur succès. Les conceptions
géogéniques, le volcanisme, les mouvements du sol et la
propagation des ondes sismiques et bien d'autres questions encore lui
fournirent matière à développer cette tournure de
son esprit. Une autre caractéristique de son talent et de sa
conscience toujours en éveil se manifeste par son souci constant
de tenir son oeuvre au courant des moindres recherches, dès leur
apparition; il a été véritablement l'esclave de
son livre et du scrupule de ne rien laisser échapper
d'essentiel. Les bibliothèques, où se trouvent des
Ouvrages géologiques, n'avaient pas de lecteur plus assidu que
lui; à toute heure, on était sûr de l'y rencontrer,
le front penché sur les publications nouvelles dont il cherchait
à extraire l'essence. On doit admirer enfin la souplesse avec
laquelle il n'hésitait pas à bouleverser plus d'un coin
de son oeuvre pour la mieux adapter à sa fonction. La
comparaison de ses éditions successives est instructive à
cet égard, on y trouve fixées les étapes du
développement des observations et des conceptions
géologiques de 1882 à 1906 ; la lecture du chapitre
consacré à la Tectonique, en particulier, est hautement
significative ; on y voit l'école française de
géologie alpine naître, se développer, puis prendre
son brillant essor. Parmi les perfectionnements les plus
intéressants apportés à ses deux dernières
éditions, il faut mentionner d'une façon spéciale
ses esquisses de paléogéographie. Tout d'abord, A. de
Lapparent avait choisi, comme unité de description
stratigraphique, les systèmes, c'est-à-dire des divisions
embrassant des intervalles de temps extrêmement vastes ; il s'est résolu plus
tard à prendre comme point de départ des divisions moins amples, les étages.
Ecoutons-le en exposer lui-même les raisons : « En
même temps, l'auteur se rapprochait de l'idéal toujours
entrevu, celui de l'histoire de l'écorce terrestre,
inspirée de l'esprit qui préside à la narration
des événements humains. « En effet, le rôle
de l'historien digne de ce nom consiste à ordonner le
récit des faits, en les groupant de manière à
faire ressortir la part de chacun d'eux dans le développement
des nations comme dans l'évolution générale de
l'humanité. De la même façon, les
événements qui ont concouru à la formation de
l'écorce terrestre doivent être exposés de telle
sorte qu'on puisse suivre à la fois la transformation
progressive des conditions physiques de la planète et
l'évolution de la vie à sa surface. » Dès
lors, la description des formations sédimentaires est
complétée par des cartes, destinées à
donner une notion de la répartition des mers et des terres dans
la succession des temps géologiques. Elles représentent
une sorte de reconstitution de la carte du fond des océans
à une époque donnée, basée sur la
connaissance des affleurements actuels des sédiments
déposés par eux. Dans cet essai, A. de Lapparent s'est
efforcé de tenir compte de la nécessité
d'arrêter des contours nets pour obtenir une image suffisamment
claire et d'éviter l'écueil des
généralisations trop hâtives quand manquent les
documents précis. L'idée d'une semblable
représentation se rencontre déjà dans son
Mémoire sur le pays de Bray. Elle n'était pas neuve
d'ailleurs ; Dana, Hébert dans son travail sur les mers
anciennes du Bassin de Paris, Neumayr et bien d'autres en avaient fait
usage, mais pour des cas restreints ; le premier, A. de Lapparent eut
l'audace de la généraliser et de l'appliquer à
tous les étages géologiques sur toute l'étendue du
globe ; il l'a fait entrer d'une façon définitive dans la
pratique courante de la Géologie. Les services rendus par A. de
Lapparent à la Minéralogie ne sont pas moindres que ceux
dont lui est redevable la Géologie; ils sont du même
ordre. Dans l'enseignement supérieur de notre pays, la
Minéralogie a toujours été traitée en
parente pauvre. Tandis que partout au delà de nos
frontières cette science fait dans toutes les Universités
l'objet d'un cours magistral, au moins, - ce que légitiment la
beauté des conceptions théoriques sur lesquelles elle est
basée, ses intimes relations avec la Géométrie, la
Physique, la Chimie et l'Histoire naturelle et aussi son
intérêt pratique, chaque jour grandissant -, dans
l'ensemble des Universités françaises, il n'existe que
six chaires de Minéralogie, et encore n'ont-elles pas toujours
été données à des minéralogistes.
Dans les autres Universités, l'enseignement de la
Minéralogie et de la Géologie est confié au
même titulaire, et celui-ci est un géologue; il en
résulte que les points de vue cristallographique et physique
sont nécessairement sacrifiés, à moins que cet
enseignement ne soit assumé par un maître de
conférences de l'une des sciences voisines, chimiste ou
physicien; dans ce cas c'est l'Histoire naturelle des minéraux
qui a des chances d'en pâtir. Le Cours de Minéralogie de
A. de Lapparent a fourni aux uns et aux autres, aussi bien qu'à
leurs disciples, un exposé pondéré de cette
science. Quand, en 1876, A. de Lapparent devint professeur, Mallard venait de publier son célèbre Mémoire sur les
anomalies optiques des cristaux; ses leçons de l'Ecole des Mines avaient appelé
l'attention sur la théorie des réseaux de Bravais, grâce à laquelle la
cristallographie est devenue une science rationnelle. A. de Lapparent s'était
enthousiasmé pour ces doctrines nouvelles, et il s'était empressé d'en faire
la base de son enseignement. Avec son lucide talent d'exposition, il les a
mises à la portée du plus grand nombre dans son Cours de Minéralogie. De même
que Mallard avait fait sortir la théorie de Bravais du domaine exclusif des
mathématiciens, de même c'est à Albert de Lapparent qu'est due l'introduction
définitive dans l'enseignement public de l'oeuvre de Mallard. Dans une page éloquente, il a écrit les causes
de son admiration pour la science des cristaux et pour les savants français
qui l'ont édifiée presque complètement. « Ce qui nous a surtout déterminé à
prendre la plume, c'est le désir de faire apprécier la beauté de l'édifice
doctrinal de la Minéralogie. S'il est une science où la grande notion d'ordre
brille dans tout son jour, c'est bien celle qui s'occupe de la matière
cristallisée. La Géométrie, cette suprême expression de l'ordre naturel, n'y
apparaît pas seulement, ainsi qu'elle fait dans l'Astronomie, comme résultat
définitif de l'observation et du calcul : elle resplendit du premier coup,
pour ainsi dire, dans l'admirable régularité des formes cristallines et cette
impression s'accroît encore quand, à l'aide des phénomènes optiques, on
pénètre jusque dans la structure intime des cristaux. Nulle autre science
concrète n'atteint un pareil degré de précision, comme aussi nulle autre ne
donne une idée aussi nette de l'harmonie des phénomènes matériels.
« C'est donc faire oeuvre philosophique que de contribuer à répandre la
connaissance d'un tel ensemble, et la tâche est d'autant plus propre à nous
tenter qu'elle nous fournit l'occasion de mettre en lumière la part
prépondérante que les savants français ont prise à la construction de ce bel
édifice. Sans doute, l'évolution doctrinale qui, dans l'espace d'un siècle,
s'est poursuivie, de Rome de l'Isle par Haüy, Delafosse et Bravais, jusqu'à
Mallard, peut rester plus ou moins indifférente à ceux de qui l'ambition
scientifique se déclare satisfaite par la simple constatation des phénomènes.
Mais elle prend un tout autre caractère, quand on a l'esprit préoccupé de la
recherche des causes, ou même simplement quand on croît à la nécessité de
grouper les données de l'observation dans un cadre logique, qui, sans avoir
la prétention d'en fixer à tout jamais la théorie soit du moins de nature à
faciliter beaucoup l'intelligence et la mémoire des faits. Pour nous, c'est
le principal but que doit poursuivre un auteur didactique, et, parce que
l'analyse rationnelle des cristallographes français nous apparaît tout à la
fois comme un précieux instrument de coordination et comme un des plus beaux
chapitres de l'histoire du développement de nos connaissances, nous avons
voulu travailler, dans la mesure de nos forces, à augmenter le nombre de ses
admirateurs. » Albert de Lapparent a traité aussi avec l'ampleur qu'il
convient non seulement la Cristallographie, mais encore toutes les propriétés
physiques et chimiques des minéraux ; enfin près de la moitié de son ouvrage
est consacrée à la Minéralogie descriptive. Contrairement à ce que l'on eût
pu attendre des tendances qui l'entraînaient généralement vers les points de
vue les plus rationnels, il a délaissé les classifications permettant de
mettre en évidence des groupements chimiques dont tous les termes sont liés
par des relations existant entre leurs propriétés géométriques et physiques
pour esquisser une classification nouvelle, basée principalement sur le
gisement des minéraux, sur leurs associations naturelles. C'est une
classification géologique, à caractère utilitaire plutôt que philosophique.
Le Cours de Minéralogie a eu quatre éditions et l'Abrégé qu'il en a extrait
en a compté cinq. Dans ces éditions successives se retrouve le même souci,
signalé plus haut, de continuelle évolution, en rapport avec les progrès de
la Science. On y voit la part de plus en plus large donnée aux propriétés
optiques utilisées pour l'étude des roches, on y constate en dernier lieu
(1908) la transformation de l'étude des macles déterminée par le désir de la
mettre en accord avec les idées nouvelles que notre confrère, M. Wallerant,
venait d'émettre sur les groupements cristallins. Dans la préface de ses
ouvrages, Albert de Lapparent se plaisait à les présenter comme le fruit de
l'enseignement libre; il n'avait pas tort, mais il eût pu, avec non moins de
vérité, ajouter qu'ils étaient aussi le fruit direct de la liberté que lui
donnait cet enseignement. Par un phénomène facile à comprendre, à mesure que
s'affirmait le succès de ses traités, développement de ses cours, en dépit de
son éloquence, ses auditeurs, qui d'ailleurs n'avaient jamais été nombreux,
se raréfiaient de plus en plus et lui laissaient trop de loisirs à son gré.
En 1892, las de prêcher dans le désert, il se décide à abandonner cette vaine
préparation à la licence, il inaugure un autre enseignement, celui de la
Géographie physique qui, au moins pour quelque temps, allait lui attirer des
élèves. Ainsi débute une phase nouvelle, singulièrement féconde, de son
activité scientifique. D'ailleurs, il n'était pas venu brusquement à la
Géographie; son Mémoire sur le pays de Bray en témoigne. De longue date, avec
tant de bons esprits, il déplorait de voir cette science rigoureusement
cantonnée dans le domaine de la description et de la statistique, englobée
dans les études littéraires, arbitrairement séparée des sciences, et en
particulier de la Géologie, avec lesquelles elle présente tant d'affinités.
Un petit livre fort original, la Géologie en chemin de fer ou Description
géologique du bassin de Paris et des régions adjacentes, lui avait servi, dès
1888, à manifester ses tendances et à jeter un cri d'alarme qui ne fut pas
compris alors autant qu'il aurait dû l'être. Un voyageur quitte Paris, pour
se diriger successivement dans toutes les directions rayonnant de la
capitale. De la portière de son wagon, il voit avec curiosité se dérouler
devant ses yeux d'admirables paysages, se succéder les pays de la douce
France, aux faciès si variés. « C'est un si beau et si riche pays que le
nôtre, écrit A. de Lapparent. La Providence l'a doté avec une prodigalité
sans égale. Diversité du paysage, du relief et du climat, fécondité du sol,
richesse en matériaux utiles de toutes sortes, abondance des voies naturelles
de communication, rien n'y fait défaut. Et tout cela, au lieu d'être
confusément distribué, obéit à une ordonnance régulière et symétrique,
offrant la plus heureuse combinaison de la variété avec l'unité. » : Mais
cette ordonnance et cette unité échappent à notre voyageur. Doit-il renoncer
à les apercevoir et ensuite à en pénétrer les causes? Non, certes ! Il
pourrait les démêler s'il connaissait les relations existant entre la
constitution du sol et le modelé du terrain, car le géographe, éclairé par la
Géologie, doit pouvoir lire sur celui-ci les épisodes de son histoire passée.
C'est ainsi que sous l'habile direction de son compagnon de voyage, le
lecteur de la Géologie en chemin de fer voit s'éclairer et s'animer le
paysage; les plaines succèdent aux vallons et à ceux-ci les montagnes,
dévoilant les secrets de leur genèse, racontant les raisons profondes de la
diversité du manteau vert qui les recouvre, expliquant bien des faits de
géographie humaine, d'événements historiques même, faisant comprendre enfin
la signification de ces régions naturelles : Ile-de-France, Beauce, Brie,
Vexin, Valois et tant d'autres dont tout le monde a le nom sur les lèvres,
mais dont les limites et la définition sont connues de si peu. Après quatre
années de préparation, le fruit parut mûr à de Lapparent et il publia ses
Leçons de Géographie physique; il en a expliqué lui-même l'objet : « Fournir,
par un corps de doctrines logiquement enchaînées, un point d'appui aux
tentatives qui, depuis plusieurs années, sont faites pour asseoir
l'enseignement géographique sur des bases pleinement rationnelles, démontrer
par le fait la fécondité d'un accord entre la Géographie et la Géologie, à
l'aide d'un livre qui soit comme une sorte de pont jeté entre les deux
sciences, où il n'intervienne de la seconde que ce qu'il paraît strictement
nécessaire, et encore sous la forme la plus discrète; mais à la condition
que, de son côté, l'étude des formes actuelles accepte de n'être jamais
séparée de la considération du passé qui les a engendrées. »
A vrai dire, il ne
s'agit pas là d'un véritable Traité de Géographie physique, car, négligeant
délibérément tout ce qui concerne la Météorologie, l'Hydrographie,
l'influence des actions biologiques, l'auteur s'y occupe exclusivement de la
genèse des formes géographiques, de ce que les Américains appellent la
Géomorphogénie. Ces leçons, auxquelles a été conservée la forme familière de
l'exposé oral, ont été une révélation pour les géologues, aussi bien que pour
les géographes français; elles ont fait ce que n'avait pas réussi l'ouvrage,
à bien des égards plus original et plus profond, mais trop technique et trop
condensé, du général de la Noë et de M. Emmanuel de Margerie, les Formes
du terrain. Elles ont excité la curiosité, éveillé l'intérêt sur les
problèmes de la morphologie terrestre : phénomènes de capture, évolution des
réseaux hydrographiques, adaptation structurale, etc., problèmes que de
Lapparent a traités avec sa méthode et sa clarté habituelles. Rien de
semblable n'existait, même à l'étranger. La description régionale de toute la
surface du globe en moins de quatre cents pages constitue un tour de force
réalisé avec une incomparable maîtrise. A. de Lapparent a révélé au public
français des idées nouvelles, nées de l'autre côté de l'Océan, et dont, le
premier chez nous, il avait su saisir toute la fécondité. Si M. Davis a
imaginé la notion et créé les termes de pénéplaine et de cycle d'érosion,
s'il a codifié la nomenclature génétique des cours d'eau, c'est
incontestablement A. de Lapparent qui a introduit chez nous ces conceptions
si importantes, qui les a fait accepter et les a défendues avec la force
convaincante qu'il savait mettre au service de toutes les causes ayant son
suffrage. Peut-être est-il permis de penser toutefois que dans ses Leçons,
plus encore que dans son Traité de Géologie, l'élégance et la limpidité avec
lesquelles il traitait les sujets les plus ardus et le caractère d'évidence
qu'il savait donner aux solutions proposées par lui dissimulent parfois les
difficultés que fait apparaître l'étude patiente et minutieuse des faits. Les
problèmes de la morphologie terrestre, comme tant d'autres, sont fort
complexes et des principes théoriques simples ne suffisent pas toujours à
tout démontrer. A. de Lapparent peut revendiquer comme ses élèves toute la
jeune génération de géographes et de géologues qui se sont essayés à la
Géographie physique. De tous les géologues français, il a été certainement le
plus géographe, il est celui qui a le plus fait pour le développement de la
Géographie scientifique. Le succès de son cours et de son livre, qui a
atteint rapidement sa troisième édition, n'a probablement pas été sans
influence sur la création (1897) à la Sorbonne d'une chaire magistrale de
Géographie physique, depuis longtemps demandée, pendant longtemps différée.
C'est là un genre de service qu'à l'occasion l'enseignement libre peut rendre
à l'enseignement officiel. A partir de la publication de cet Ouvrage, A. de
Lapparent prêta une attention croissante aux questions géographiques. Devenu
l'un des membres les plus actifs et les plus écoutés de la Société de
Géographie de Paris, il suivait avec une particulière prédilection le progrès
des conquêtes africaines. Il se faisait volontiers le porte-parole des
explorateurs à leur retour en France et son influence a marqué sa trace sur
les recherches géologiques et géographiques grâce auxquelles, depuis
vingt-cinq ans, tant de lumière a été jetée sur la constitution du Soudan et
du Sahara méridional. A. de Lapparent ne s'est pas borné à publier ses
Traités magistraux ; il a été aussi un publiciste scientifique averti et
infatigable. Innombrables sont les articles, souvent importants, dont il a
rempli les colonnes de maintes revues, le Correspondant, la Revue des
Questions scientifiques, la Revue de l'Institut catholique de Paris, et aussi
celles du Journal des Savants, de la Revue scientifique, des Annales de
Géographie, etc. Sa méthode consistait à prendre le prétexte d'un phénomène
naturel : un tremblement de terre, les éruptions de la montagne Pelée en
1902, du Vésuve en 1906; - d'une exploration retentissante : celle de
Foureau-Lamy ou de Peary; - d'une grande découverte : celle de Curie ou de
Branly ; - l'apparition d'un livre, tel que la Cristallographie de Mallard ;
- d'un événement économique, comme une Exposition, pour en faire l'objet
d'une étude dans laquelle, dépassant bientôt le fait particulier lui ayant
servi de point de départ, il s'élevait à un point de vue plus général,
exposant, discutant des hypothèses ou des théories, s'efforçant - et y
réussissant - de les rendre à la fois compréhensibles et attrayantes pour le
lecteur cultivé. Il ne dédaignait pas les titres à effet : la Fable
éolithique, la Fièvre polaire, l'Épopée saharienne, Paris aux travaux forcés,
pour frapper l'attention qu'ensuite, habilement, il savait retenir. Parmi les
sujets ainsi traités, les plus nombreux se rapportent à la Géographie, à la
Géologie, à la Minéralogie; il est revenu avec prédilection sur certains
d'entre eux, le volcanisme, les séismes, la formation et les déformations de
l'écorce terrestre, les glaciers, l'ancienneté de l'homme, les météorites,
l'évolution des doctrines cristallographiques. Mais il n'a pas négligé les
horizons économiques : combustibles minéraux, chemins de fer, métallurgie,
etc. : c'est ainsi qu'un volume, intitulé Le Siècle du fer, a réuni des
articles suggérés par l'Exposition universelle de 1900 et dans lesquels il
s'est manifesté bon prophète de l'avenir des constructions métalliques. Dans
ce même ordre d'idées, je dois encore citer de petits ouvrages populaires, à
grand tirage, consacrés à divers problèmes géologiques lui tenant plus particulièrement
à coeur : La formation de L'écorce terrestre, La nature des mouvements de
l'écorce terrestre (la théorie des soulèvements opposée à celle des
affaissements), La destinée de la terre ferme et la durée des temps, etc.
Enfin, en collaboration avec M. Fritel, il a publié un Atlas des Fossiles
caractéristiques des terrains sédimentaires, rapidement épuisé, qui a rendu
des services signalés aux étudiants en Géologie. Pour comprendre toute
l'étendue de l'influence exercée par A. de Lapparent, il ne faut pas oublier
la place qu'il prit dans de nombreuses Sociétés savantes. C'est là
qu'apparaissaient avec toute leur séduction quelques-unes de ses plus
brillantes qualités. Doué d'une vision claire et ordonnée des faits, sachant
démêler avec promptitude leurs enseignements et remonter à leurs causes, il
excellait dans l'art de les disséquer, puis de les mettre en évidence et en
valeur, grâce à son admirable talent d'exposition. Que de fois l'ai-je vu, au
milieu d'une discussion confuse, se lever et résumer le débat d'une façon
saisissante, présentant les arguments opposés avec un relief que n'avaient
pas toujours su leur donner leurs auteurs, les passant au crible de sa
critique vive, mais toujours courtoise. Je viens de parler de la Société de
Géographie, mais c'était surtout à la Société géologique de France qu'il se
sentait chez lui, entouré de l'affection et de l'admiration de ses pairs. Ses
confrères avaient recours à lui pour les présider et pour les représenter
dans toutes les circonstances solennelles, toutes les fois qu'il fallait
prendre la parole, à l'étranger ou devant l'étranger, au nom des géologues
français. De sa bouche, ils acceptaient toutes les directions, tous les
conseils et même les pointes de sa fine ironie, comme le jour où, à la suite
de quelque ardente polémique sur une question de stratigraphie, il raillait
certains confrères d'aimer la bataille « au point que l'on serait tenté de
croire que la plume des géologues a le même manche que leur marteau ». Les
travaux de science pure n'avaient pas fait oublier complètement à Albert de
Lapparent son titre d'ingénieur. Un grand industriel, séduit un jour par la
netteté des idées exposées par lui à une conférence d'un cercle d'ouvriers de
Passy, lui avait confié les fonctions d'ingénieur-conseil dans plusieurs
importantes affaires. C'est ainsi, en particulier, qu'il fut pendant
longtemps le conseil de la mine de plomb argentifère de Friedrichssegen, en
Nassau, ce qui lui fournit l'occasion de nombreux voyages, fructueux pour ses
études. A. de Lapparent a évité le plus possible les généralisations
philosophiques; il aimait même à se dire « un homme notoirement connu pour
son incompétence en philosophie ». Professeur à l'Institut catholique et
vivant par suite au voisinage d'exégètes et de théologiens, il y est resté
soigneusement sur la réserve, à l'écart de leur domaine. Comme il ne se
sentait à l'aise que dans celui des faits scientifiques, où il se savait sûr
de lui, il eut la sagesse de s'y tenir, se gardant de s'aventurer sur le
terrain brûlant de la controverse. Cette prudence ne fut pas appréciée de
tous et ce n'est point sans surprise qu'à l'apparition de son Traité de
Géologie on le vit même taxé d'hérésie par certains et menacé des foudres
d'un problématique Concile ! Un jour vint cependant où son recteur, Mgr
Péchenard, lui demanda d'une façon si pressante de donner son concours à des
conférences d'Apologétique organisées rue de Vaugirard qu'il dut s'exécuter;
il le fît de bonne grâce, bien que sans hâte. Des six conférences ainsi données
en 1905, il tira un petit livre qui est d'abord un plaidoyer sur la valeur de
la Science. Dans un exposé sommaire, très alerte et puisé aux bonnes sources,
des principes généraux des diverses disciplines, il se propose de montrer que
si grand que soit le rôle des hypothèses, il y a place aussi pour des
certitudes et pour de la confiance. Il donne aux croyants des raisons pour
apprécier justement l'oeuvre accomplie et les services rendus par la Science.
Puis il réunit des arguments en faveur des notions d'unité, de perfection et
d'harmonie qu'il aimait à rechercher et à trouver partout dans l'ordonnance
du monde, où il voyait de la finalité - beaucoup de finalité. Si enfin, pour
terminer, il intervient dans l'Apologétique proprement dite, c'est seulement pour
signaler les écueils à éviter dans l'utilisation apologétique de la Science.
Aussi, Apologie de la Science eût-il été, peut-être, pour ce livre, un
titre plus approprié que celui de Science et Apologétique.
Le portrait d'Albert de Lapparent ne serait pas complet si je
n'esquissais, au moins d'une façon discrète, un dernier
aspect de sa personnalité. Il a été intimement
mêlé à la politique religieuse de son temps. D'une
foi profonde, il fut avec persévérance et clairvoyance un
catholique militant. Très combatif, il allait à l'action,
toutes enseignes déployées. Il savait présenter et
défendre courageusement ses opinions, non seulement avec la
méthode, la rigueur et la franchise qu'il mettait dans ses
oeuvres scientifiques, mais aussi avec une grande indépendance
de caractère et de jugement. Il n'épargnait pas les
traits acérés de sa critique à ses adversaires ;
à l'occasion, il n'en faisait pas grâce à ses amis
et ceux-ci s'en aperçurent en plusieurs circonstances
importantes. Au lendemain de la séparation de l'Eglise et de
l'État, les évêques français allaient se
réunir pour prendre une décision au sujet des
associations cultuelles; vingt-trois catholiques éminents, parmi
lesquels se comptaient de nombreux membres de l'Institut, leur
adressèrent une supplique destinée à demeurer
secrète, mais qui ne le resta guère, et dans laquelle ils
exprimaient nettement leur avis sur la conduite à tenir en cette
grave circonstance. Si Albert de Lapparent ne fut pas l'un des auteurs
de cette lettre, du moins donna-t-il avec empressement sa signature
pour ce document conforme à ses vues personnelles, se
félicitant que l'on eût attaché quelque prix
à son adhésion, alors qu'il s'agissait de dissuader les
catholiques d'entraînements qu'il croyait susceptibles de faire
le plus grand tort à la cause de l'Eglise. On sait avec quelle
vigueur ceux que l'on appela alors, et non sans ironie, les «
cardinaux verts » furent invités à se consacrer
à leurs chères études. Soldat discipliné,
A. de Lapparent n'en continua pas moins à se donner avec autant
d'ardeur que de zèle aux oeuvres de tous genres, auxquelles il
prodiguait l'appui de ses conseils et de son nom, se dépensant
sans compter pour le bien des autres et pour la propagation de ses
convictions religieuses. Notons enfin qu'il fut un des orateurs
écoutés du Congrès scientifique international des
catholiques dont, en 1900, il présida avec distinction la
dernière session, celle de Munich. Une vie aussi bien remplie
par des taches scientifiques, professorales ou de
dévoûment désintéressé,
fécondées par un haut idéal, ne pouvait manquer
d'attirer à de Lapparent le respect et l'estime de tous,
même parmi ceux ne partageant pas toutes ses opinions et ses
croyances. Il le vit bien quand, pour lui, eut sonné l'heure des
hautes distinctions, quand, en 1896, il fut brillamment accueilli dans
cette Académie, en remplacement de Des Cloizeaux, quand en 1900
s'ouvrirent devant lui les portes de la Société
nationale, aujourd'hui Académie d'Agriculture, et surtout
lorsque, sept ans plus tard, il fut appelé à cette place
pour succéder à Berthelot. Devenu un personnage quelque
peu officiel à la fin de sa carrière que, jusqu'alors, si
obstinément, il avait voulu indépendante, il n'eut pas le
temps de s'adapter à sa nouvelle fonction : il n'eût pas
manqué de la remplir avec sa conscience et son habileté
contumières. Quelques mois après son élection de
Secrétaire perpétuel, cet homme de si robuste apparence,
resté si jeune en dépit de ses soixante-neuf ans, fut
frappé en pleine activité par un mal implacable. Un
lundi, il ne vint pas siéger à votre bureau. Nous ne
devions plus le revoir. Il s'éteignit peu après, le 4 mai
1908. Il laissait, pour consoler leur mère d'un deuil aussi
cruel, six enfants - il en avait eu neuf - et huit petits-enfants. Il a
eu la satisfaction de voir l'un de ses fils débuter brillamment
dans la science qu'il a illustrée. Combien eussent
été grandes sa joie et sa fierté s'il avait pu
l'entendre professer à l'Université de Strasbourg,
redevenue française ! Il convient, comme conclusion du
récit de la vie de tout homme de science, de chercher à
caractériser son oeuvre en quelques mots, d'en dégager ce qui constitue son originalité. A. de Lapparent
a été essentiellement un professeur. Doué d'un don exceptionnel de la parole,
il a dû cependant aux circonstances d'exercer son action surtout par la
plume. Il a laissé des Ouvrages didactiques qui, par la perfection de leur
facture et de leur fond, ont exercé une action efficace sur plusieurs
générations de travailleurs, et ainsi il a fait plus pour le développement et
la diffusion des études géologiques et géographiques que beaucoup de grands
constructeurs de systèmes. Il a été aussi un vulgarisateur de haute envergure
; ce n'est point sans dessein que j'emploie ce qualificatif, bien qu'il sonne
mal dans les Académies comme la nôtre, où la recherche personnelle prime tout
et où tout ce qui ne s'y rattache pas directement est souvent traité d'une
façon un peu dédaigneuse. Peut-être n'est-il pas inutile de s'expliquer à cet
égard. Sans doute, une telle attitude se conçoit quand il s'agit de ces
oeuvres trop nombreuses, toutes de surface, qui compromettent la Science plus
qu'elles ne la servent, mais elle ne convient pas lorsqu'il s'agit des écrits
d'un Albert de Lapparent. Dans toutes les disciplines et particulièrement
dans les sciences d'observation, le flot des travaux de détail, bons ou
mauvais, plus souvent médiocres que bons, monte chaque jour, sans trêve, et
menace de nous submerger tous sous la masse des menus faits accumulés.
L'homme de laboratoire se consacrant à la recherche trouve difficilement le
temps de se tenir complètement au courant de tout ce qui concerne son domaine
; à peine peut-il jeter un coup d'oeil inquiet sur les domaines voisins. De
plus en plus, il deviendra nécessaire de voir surgir des hommes de haute
culture générale, de grande conscience, dominant les entours et les alentours
de chaque science qui consentent à mettre leur érudition longuement acquise
au service des chercheurs, - des hommes qui aient la faculté et l'habileté de
filtrer en quelque sorte la production mondiale pour ne laisser passer que ce
qu'elle contient d'essentiel et de bon, - des hommes qui sachent dégager de
leur gangue les faits importants pour les mettre en valeur, à leur vraie
place, et les employer ensuite à l'édification de synthèses accessibles à
tous. Albert de Lapparent a été l'un de ces hommes. Nul autre peut-être n'a
possédé à un plus haut degré ce talent clarificateur, servi chez lui par une
séduisante élégance de forme. Ces qualités font comprendre pourquoi ses
livres n'ont pas tardé à dépasser les spécialistes pour lesquels ils étaient
écrits et pourquoi ils ont contribué, pour une si large part, à étendre au
loin de nos frontières le bon renom, non seulement de la Science, mais encore
de la langue française. Extrait du LIVRE DU CENTENAIRE DE L'ECOLE
POLYTECHNIQUE (1896) :
Le grand-père de Albert
de Lapparent était Emmanuel COCHON, comte de LAPPARENT. Celui-ci appartint à
la première promotion de l'Ecole Polytechnique, où il entra à peine âgé de
dix-sept ans ; il était le fils du Ministre de la Police sous le Directoire.
Après quelques années passées dans l'artillerie, il entra dans
l'administration, et, en 1806, devint sous-préfet d'Issoudun. Pendant les
Cent-jours, il fut préfet de Montpellier. La Restauration le força
d'entreprendre une autre carrière ; il se fit maître de forges dans le Berry.
La Révolution de 1830 le ramena aux fonctions publiques. Nommé préfet du
Cher, il occupa ce poste de 1830 à 1840, époque où il rentra définitivement
dans la vie privée. Il vécut jusqu'en 1870, ayant conservé toutes ses
facultés, et comme il se trouvait, vers la fin de sa vie, le seul survivant
des 396 qui étaient entrés avec lui à l'Ecole, il aimait à dire "qu'il
faisait son dîner de promotion tous les jours". Deux de ses fils ont été
reçus à Polytechnique : l'un, Henri, est devenu directeur des Constructions
navales ; l'autre, Rémi, de la promotion 1828, retiré comme chef de bataillon
du Génie, est le père de Albert de Lapparent, de la promotion 1858.
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